Chapitre 17

 

La conquête normande

 

La Première Guerre mondiale a bouleversé le monde au point de le rendre méconnaissable, mais un élément central de la période d'avant-guerre ressuscita triomphalement de ses cendres : l'or. Les briquettes d'or bien rangées dans les chambres fortes des banques centrales dominèrent la politique économique des années 1920, et bien souvent aussi les difficultés économiques nationales et internationales, baignant toute la période d’un halo jaune.

Une grande gaieté est associée au souvenir des Années Folles, mais l’obsession de l'or pendant les années 20, et au début des années 30, fait aussi ressembler toute cette période à un film d'horreur. Vous assistez en spectateur impuissant aux conflits de pouvoir entre les nations. Et vous voyez l'attachement aveugle à l'or, dans le sillage de la Première Guerre mondiale, conduire inéluctablement le système vers la fin catastrophique de la Grande Dépression. Mais c'est un film d'horreur inhabituel, car il n'y a pas de méchant. Les bons font suffisamment de dégâts tous seuls. Quand les uns ne sont pas en train de tirer dans les jambes des autres, ils se tirent dans leur propre pied. Et pendant toutes ces années d’après-guerre, les décisions qui semblaient, sur le moment, les plus sensées se révélèrent par la suite, les unes autant que les autres, complètement absurdes.

Il est aisé d’émettre ces jugements rétrospectivement, avec plus de soixante-dix ans de recul. Contrairement aux dirigeants qui eurent la responsabilité de remettre le monde en place après la Deuxième Guerre mondiale, les hommes d'État et les économistes des années 20 avançaient en territoire inconnu, sans guide ni précédent pour les aider à retrouver leur chemin dans les décombres du passé et pour construire un avenir viable. Aucun des épisodes de l'histoire de l'or ou de la monnaie, que nous avons racontés jusqu'ici, ne pouvait leur être d’un grand secours. Aucun événement du passé, en effet, ne pouvait se comparer à la Guerre de 14-18, au regard de l’importance des combats, du nombre de victimes, des coûts ou des difficultés. Il était naturel de chercher à reconstruire l’édifice dont la plupart des gens pensaient que c'était grâce à lui que le monde avait conservé sa cohésion durant la longue période de paix et de prospérité des ères victorienne et édouardienne – malgré l'avertissement de Disraeli. De plus, l'expérience avait démontré que le manque de confiance dans la valeur de la monnaie pouvait avoir des effets dévastateurs sur les structures sociales, l'ordre établi de la propriété privée et le progrès économique. Dans l'environnement incertain de l'après-guerre, les autorités n'avaient aucun penchant pour des expériences nouvelles et audacieuses ; seul un petit nombre d'experts, plus particulièrement dans le monde de la finance, y prêtaient de l'intérêt. La route du rétablissement ne pouvait être pavée qu’avec de l'or.

En Grande-Bretagne des plans pour l'avenir avaient été tirés, dès janvier 1918, dans le rapport d'un comité spécial ayant pour mission de proposer des politiques appropriées pour la période de transition de l'après-guerre. Connu sur le nom de Comité Cunliffe, du nom de son président, Lord Cunliffe, qui était aussi le Gouverneur de la Banque d'Angleterre, le rapport fondait ses suggestions sur « le mécanisme dont une longue expérience a montré qu'il était le seul remède contre une balance commerciale défavorable et une croissance excessive du crédit. » La recommandation sans équivoque du rapport était qu' « il était impératif qu'après la guerre les conditions nécessaires au fonctionnement effectif d'un étalon or fussent restaurées sans délai. » Le Comité soulignait, de surcroît, qu'il était « heureux de constater qu'il n'y avait pas de différences d'opinion entre les différents témoins que nous avons auditionnés quant à l'importance vitale de ces questions. » L’estimable publication, The Economist, applaudit immédiatement dans un éditorial intitulé « Le retour à la santé mentale » et qualifia le rapport de « document éminemment raisonnable. »

L'un des rares critiques qui se fit entendre fut le téméraire John Maynard Keynes, âgé alors de 36 ans, mais Lord Cunliffe lui régla son compte en faisant observer que « M. Keynes... dans les milieux du commerce... n'est pas considéré comme ayant la moindre connaissance ou expérience pratique en matière de change ou de problèmes des affaires. »1 L’avenir montrerait qu’aucune accusation ne pouvait être plus éloignée de la réalité.

Le Comité Cunliffe fixait un but indiscutablement souhaitable, mais omettait d'indiquer la voie pour y parvenir. Personne ne prit la peine de rappeler la sage observation de Disraeli selon laquelle l'étalon or du XIXe siècle était la conséquence et non la cause de la prospérité. La plupart des conditions fondamentales et essentielles qui avaient permis l'émergence de l'étalon or avait été réduites en charpie par quatre années de carnage. Les alliances politiques, les finances gouvernementales, les dettes internationales, la position de la Grande Bretagne en tant que leader global dans le monde de la banque et de la finance, et la productivité industrielle n'étaient plus ce qu'elles avaient été. Le rétablissement, à partir des épouvantables destructions de la guerre, aurait déjà été ardu si les esprits avaient été moins rigides et si les analyses économiques s'étaient moins égarées dans les théories du passé. Néanmoins l'idée partagée par le plus grand nombre était qu'un total rétablissement ne pourrait être effectué avant que l'étalon or n'ait été remis à la place centrale qui était la sienne.

 

*  *  *

 

Quand la boucherie de la Première Guerre mondiale s’acheva enfin, en novembre 1918, plus de huit millions d'hommes avaient péri dans les combats, dont un peu plus de la moitié du côté des Alliés, parmi lesquels 1,8 millions de Russes et 1,4 millions de Français. Plus du tiers de la population mâle de l'Allemagne entre 19 et 22 ans avait disparu ; un soldat britannique sur dix était tombé. Les États-Unis, en comparaison, n'avaient perdu que 114 000 hommes, moins de la moitié des pertes de la Roumanie. À ce décompte macabre s'ajoutait un total de quinze millions de blessés de part et d'autre, beaucoup si affreusement qu'ils seraient dépendants de l'aide de la société et de leur famille pour le restant de leurs jours, sans espoir de retourner à une existence productive. Dans le nord-est de la France, le principal champ de bataille de la guerre, plus de la moitié des routes étaient endommagées, des centaines de ponts étaient effondrés, neuf mille usines employant dix personnes ou plus étaient partiellement ou totalement détruites, et plus de la moitié de la vitale industrie textile de la France était hors d'état de produire.2

Les conséquences financières étaient tout aussi épouvantables. Les dettes nationales avaient été démultipliées par rapport à leur niveau de 1914. Aussi difficiles à gérer que fussent ces fardeaux, chaque pays devait la plus grande partie de cet argent à ses propres citoyens. Mais les Alliés étaient maintenant aussi endettés vis-à-vis des États-Unis pour un montant de l’ordre de $2 milliards. Enfin, la France, l’Italie et la Russie devaient chacun environ $500 millions à la Grande-Bretagne.3 Ces sommes semblent dérisoires dans l'économie d'aujourd'hui,* mais il faut se rappeler que la production totale des États-Unis au début du XXIe siècle, mesurée en dollars courants, est cent fois ce qu'elle était au début des années 1920 ($10 000 milliards comparés à $100 milliards, en chiffres ronds), que les économies de chacun des pays européens étaient bien plus petites que l'économie américaine, et enfin qu’elles avaient été sérieusement appauvries par la guerre. Le total des réserves d'or de la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne à la fin de la guerre ne dépassait pas $2 milliards.4 Les dettes étaient donc des sommes considérables.

En dépit des premiers espoirs, les années qui allaient suivre n'apporteraient que rarement du réconfort aux Européens, à l'exception de la paix ; et dans certaines régions de l'Europe même l'horreur de la guerre continua. La faim à grande échelle, le chômage et l'incertitude sur la valeur de la monnaie n'attendirent pas l'arrivée de la Grande Dépression. Cette catastrophe mondiale ne fut que l'aboutissement des difficultés inextricables que connurent, à un moment ou à un autre, plusieurs régions de l'Europe durant les dix années précédentes.

La rancoeur, l'amertume, l'égoïsme et la jalousie pourrissaient presque tous les aspects des relations internationales, corrodant l'esprit positif et de coopération qui avait été l’une des marques des années précédentes. Les Français, qui avaient subi la plus grande part des dommages physiques causés par la guerre, exigeaient des Allemands des réparations extrêmement dures. Tant que l'Allemagne ne se rendait pas à leurs conditions, les Français refusaient de payer leurs dettes aux Anglais, dont le territoire était resté indemne. Sans paiement de la part des Français, les Britanniques n’acceptaient pas de payer leurs propres dettes aux Américains qui s'en étaient tirés avec seulement quelques dommages mineurs et dont l'économie était maintenant plus riche et dynamique que jamais.

De plus, les relations entre les Français et les Anglais conduisirent souvent à de sérieux accrocs qui auraient pu être évités. En dépit du nombre élevé de leurs pertes, les Britanniques sortirent de la guerre convaincus que la Manche les maintenait toujours à distance de « l'Europe », et des graves désordres qui régnaient sur le Continent – la destruction d'une partie de la France, l'appauvrissement et la révolution en Allemagne, l'effondrement de l'empire des Habsbourgs, la Révolution d'octobre en Russie, et les soulèvements en Pologne et dans les Balkans. C'est parce qu'il était venu dans cet état d'esprit, qu’à la Conférence de la paix à Versailles le Premier ministre anglais, Lloyd George, fit si peu d'efforts pour empêcher le Premier ministre français, Georges Clemenceau, d'imposer aux Allemands un traité de paix tellement brutal et impossible à satisfaire qu'il allait conduire à l'avènement de Hitler et à une guerre encore plus terrible en nombre de victimes que n'avait été la guerre de 14-18.* Comme nous allons bientôt le voir, cette attitude interféra aussi à plusieurs moments cruciaux avec la coopération franco-britannique qui aurait été souhaitable sur la question de l’or.

Pendant ce temps-là, les Américains s'en tenaient à la position : « Ils ont emprunté notre argent, n'est-ce pas ? » Assis sur le fait indiscutable que les financiers américains avaient, quand il l’avait fallu, volé au secours des Alliés, les États-Unis consentirent à des concessions seulement quand la crise les rendirent inévitables et que les autres pays acceptèrent des sacrifices à proportion. Beaucoup d'Américains désapprouvaient le traité de paix et critiquaient l'impuissance de Wilson à obtenir un traité plus proche des nobles idéaux qu'il professait. Par conséquent, la méfiance traditionnelle vis-à-vis des « complications avec les étrangers » persistait. Le fait que les États-Unis étaient confortablement juchés sur le plus gros tas d'or du monde, ne faisait que renforcer la répugnance des Américains à s’impliquer dans les difficultés économiques de l'Europe.

Un petit nombre de hauts fonctionnaires savaient pourtant combien essentielle au rétablissement de l'Europe était la coopération des États-Unis, mais ils n'étaient qu'un rempart de sable face à la marée montante. Et, avant que la structure ne s’effondre, même eux se seraient débrouillés pour se tirer dans les pieds les uns des autres.

 

*  *  *

 

En 1920, quand sur les marchés des changes la livre s'échangeait aux alentours de $4,00 – à son point le plus bas elle atteindrait $3,40 – le Parlement mandata le gouvernement britannique pour rétablir l'étalon or complet en Grande-Bretagne avant la fin de 1925. Après la fin des guerres contre Napoléon, l'Angleterre avait effectué ce rétablissement en quatre ans ; cette fois-ci le processus prendrait sept ans. Comme précédemment, l'obstacle principal au retour à l'étalon or était le niveau élevé des prix, mais maintenant la barre était bien plus haute. Quatre ans après la défaite de Napoléon, les prix étaient déjà revenus à leur niveau de 1799, tandis qu’à la fin de la Première Guerre mondiale les prix étaient trois fois plus élevés qu'avant-guerre, et en 1925 ils étaient encore deux fois plus élevés. À la même époque aux États-Unis les prix avaient seulement doublé à la suite de la guerre, et en 1921 ils étaient retombés à 40 % au-dessus de leur niveau d'avant-guerre, ensuite ils restèrent stables jusqu'en 1929.5

Deux autres obstacles rendaient la tâche d’autant plus difficile. D'une part, la dette publique s'était accrue de £5,5 milliards pendant la guerre et dépassait maintenant  les £7 milliards, mais le déficit du gouvernement enflait toujours, et les marchandages politiques habituels sur qui devrait supporter le coût du retour à la rigueur semblaient insolubles.6 Mais, peut-être plus grave encore, l'appareil de production anglais, tant vanté, avait vieilli, et ses coûts n'étaient maintenant plus en ligne avec ceux de la plupart des concurrents en Europe et en Amérique, un décalage qui avait déjà commencé à se creuser dès avant 1914. De la même manière que les managers américains, durant les années 60 et 70, furent lents à reconnaître la menace concurrentielle de plus en plus sérieuse que représentaient les gains de productivité au Japon et en Europe, le management anglais, au début des années 20, hésitait à mettre en oeuvre les changements nécessaires. En 1924, les exportations anglaises étaient 25 % au dessous de leur niveau d'avant-guerre. En plus des résultats décevants à l'export, les difficultés de la Grande-Bretagne étaient d'autant plus grandes que les importations, elles, restaient fortes – elles étaient revenues à leur niveau d'avant-guerre –, que les revenus provenant de l'étranger étaient faibles, et que les chiffres d’affaires du transport et de l'assurance maritimes ne redécollaient pas.

Si la Grande-Bretagne devait revenir à l'étalon or, avec le poids d'or pour une livre tel qu'il avait été défini deux siècles auparavant par Isaac Newton – ce qui avait donné $4,86 pour une livre sterling dès que le dollar avait été lui-même fixé, en 1834 –, ces $4,86 n'achetaient plus du tout, dans l'Angleterre des années 20, ce qu'ils avaient acheté par le passé. Aussi, il était clair que le déficit entêté de la balance commerciale allait encore s'aggraver et allait créer des pressions ingérables sur les réserves d'or de la Grande-Bretagne. Mais, d'un autre côté, si une valeur plus faible (exprimée en dollars, ou en or) était choisie pour la livre, afin de donner un coup de pouce à la position commerciale du pays, la crédibilité si convoitée de la Grande-Bretagne serait compromise, et le doute s'installerait sur la stabilité de sa monnaie dans l'avenir. Les étrangers, habitués depuis si longtemps à confier leurs opérations bancaires à la City de Londres, s’envoleraient ailleurs – à New York ou à Paris, par exemple – et la livre aurait perdu pour toujours sa réputation.

Jusqu’en 1925, les débats penchaient alternativement d'un côté ou de l'autre, mais l'opinion des plus influents restait fermement en faveur d’un retour à $4,86. Les désagréments apparaissaient mineurs en regard de l'importance de la victoire que cela représenterait. « Sacrifice » devint le mot à la mode. Un expert de l'époque, Sir Charles Addis, déclarait : « L'acceptation d'un sacrifice, même si nous pouvons différer sur son montant, ne serait pas, je pense, un prix trop élevé à payer pour apporter un avantage substantiel à l’activité des classes travailleuses, et aussi, bien que je le mette en dernier, pour aider au rétablissement de la City de Londres dans sa position historique de première place financière du monde. »7

Un homme puissant et mystérieux joua un rôle important dans la plupart des grandes décisions de politique économique de cette époque et dans le débat sur la livre. Il s’appelait Montagu Norman. Norman a exercé la fonction de Gouverneur de la Banque d'Angleterre pendant une période record de 24 années, remplissant douze mandats consécutifs de deux ans entre 1920 et 1944. Selon son biographe Andrew Boyle, « son attitude distante de sphinx et sa réputation d'omniscience » lui permettait d'exercer avec brio tout le pouvoir que « l'extraordinaire mystique attachée à sa position élevée » lui conférait.8

Mince, élégant, le visage grisâtre, portant une barbiche, Norman descendait d'une famille qui avait fourni une longue lignée de membres à l'élite de l'establishment de la City. Il pouvait être tour à tour sévère, austère, exigeant, charmeur ou séducteur ; il était aussi sujet à des dépressions nerveuses récurrentes qui le forçaient alors à s'absenter pendant de longues périodes. Financier brillant mais indéboulonnable conservateur du point de vue idéologique, il était d'après Boyle « le grand prêtre en charge de la préservation du dogme à la City, dogme selon lequel la puissance de l'Angleterre avait toujours reposé sur l'or... un article de foi aussi indiscutable que l'avait été la croyance universelle par l'humanité, avant Copernic et Galilée, que le soleil tournait autour de la terre et non l'inverse... [L'or] était aussi un symbole mystique de tout ce qu'il y avait d'élevé dans le combat de l'homme pour améliorer son sort sur la terre. »9 Quand il s'agissait d'exprimer ses vues sur ce qu'une monnaie saine voulait dire, Norman ne déviait pas de la voie tracée par Ricardo, juste cent ans plus tôt, à la fin des Guerres napoléoniennes.

Malgré les disparités entre les prix en Grande-Bretagne et chez ses principaux partenaires commerciaux, Norman était convaincu qu'il pourrait ramener la livre à $4,86 sans « conséquences catastrophiques majeures, » mais que la Grande-Bretagne devait s'attendre « à une longue période de monnaie chère. »10 « Monnaie chère » veut dire, en langage moins abscons, taux d'intérêt élevés ; et « taux d'intérêt élevés » veut dire frein à l'activité économique, ce qui entraîne à son tour un accroissement du chômage. Le chômage élevé maintient une pression sur les salaires, qui empêche les prix d'augmenter, ce qui tend à renforcer la devise sur les marchés des changes et à faire rentrer l'or dans le pays. Les conséquences humaines de cet inévitable enchaînement n’émouvaient pas Norman. Quand il augmenta en 1920 les taux d'intérêt afin d'étouffer dans l'oeuf les prémices d'une reprise économique, près d'un million de personnes perdirent leur emploi dans les douze mois qui suivirent, un résultat parfaitement prévu. Selon Norman, s'occuper du coût social de la politique monétaire était du ressort du gouvernement, pas de la Banque d'Angleterre, qui, elle, avait pour responsabilité essentielle de s'assurer que sa précieuse collection de briquettes d'or, dans ses caves creusées dans la terre, s'accroissait.

 

*  *  *

 

Les événements finaux qui conduisirent au retour à l'or, au taux de change correspondant à $4,86 la livre, en avril 1925, feraient une merveilleuse scène d'opéra. L'acteur dramatique et très volubile, Winston Churchill, le Chancelier de l'Échiquier qui avait la responsabilité ultime dans cette décision fatale, serait le ténor héroïque errant dans la forêt sombre et inconnue. Montagu Norman, froid, supérieur, et s'attendant à être le guide de Churchill, tiendrait le rôle du baryton ; Benjamin Strong, le grand ami de Norman et Président de la Banque fédérale de Réserve de New York, serait une sorte de baryton obbligato donnant la réplique aux arias de Norman, et tous deux seraient costumés en druides.* Troublant continuellement l'attention de Norman, Émile Moreau, le Gouverneur, d'origine paysanne, de la Banque de France, tiendrait une faux dans ses mains et chanterait avec une voix de basse un lamento que les autres auraient choisi de ne pas entendre. L’éminent économiste John Maynard Keynes ferait des apparitions intermittentes avec une voix de haute-contre proche du castrat ; il serait costumé en singe frénétique poussant des cris perçants, et serait le critique solitaire, mais néanmoins clair et explicite, de la décision de Churchill. Il y aurait un chœur composé de financiers de la City, en chapeaux haut-de-forme et redingotes. Le final serait la rencontre entre Norman et Moreau dans un champ recouvert de draps d’or, évoquant la rencontre historique entre le roi d’Angleterre et le roi de France exactement quatre cents ans plus tôt.

Pour mettre en route le processus de restauration de l'étalon or, qui devait s’achever en avril 1925 conformément à la décision du Parlement, Norman traversa l'Atlantique à la fin du mois de décembre 1924 afin de consulter son homologue, Benjamin Strong, qui, bien qu'en théorie n’était qu’un exécutant des décisions du Bureau de la Réserve fédérale à Washington, était préparé à agir en toute indépendance à la barre de la Banque fédérale de Réserve de New York quand les circonstances l’exigeraient. Strong, le bien nommé (en anglais « strong » veut dire « fort »), partageait toutes les valeurs et les idées préconçues de Norman. à cette occasion, Norman en profita aussi pour sonder J. P. Morgan, le Secrétaire au Trésor Mellon, ainsi que d'autres hauts fonctionnaires de la Réserve fédérale. Norman déclara à son retour qu'ils étaient tous d'accord que le moment était venu pour la Grande-Bretagne de restaurer la convertibilité. Il ajouta que Strong en particulier l'avait assuré qu'il n'y aurait pas, de la part de la Réserve fédérale, de « politique délibérée de déflation » et qu'elle pencherait au contraire du côté expansionniste, dans la mesure où elle pourrait influer sur les prix.11 Le propre compte-rendu par Strong de cette rencontre concluait que si la Grande-Bretagne ne retournait pas à l'étalon or il s'ensuivrait « une longue période d'instabilité trop grave pour être sérieusement envisagée... Cela serait un encouragement à tous ceux qui avançaient des idées nouvelles, recommandant des remèdes de charlatan et des expédients à la place de l'étalon or, pour continuer à vendre leurs salades. »12

Strong prévint Norman qu’il n’était pas assuré que ses souhaits seraient satisfaits, compte tenu de l'opposition de l'opinion publique américaine à tout engagement financier à l’étranger, et, en particulier, de la mentalité provinciale de la plupart des membres du bureau de la Réserve fédérale à Washington. La possibilité la plus menaçante, implicitement suggérée par Strong, était que la Réserve fédérale pourrait à un moment donné être contrainte de hausser les taux d'intérêt américains afin de décourager la spéculation sur les marchés boursiers – ce que l'on appelle de nos jours « l'exubérance irrationnelle »* –, et qu'alors les exigences de politique intérieure auraient la priorité. Cette prédiction n'était que trop exacte, bien que Strong fût décédé quand elle se réalisa.

Encouragé par le rapport de Norman, Churchill informa le Premier ministre qu' « il sera facile de revenir à l'étalon or et en fait presque impossible d'éviter de prendre cette décision. » En réalité, il n'était pas facile du tout de prendre cette décision. Entre la fin décembre 1924 et la date butoir de fin avril 1925, Churchill allait passer quatre mois très difficiles à essayer de maîtriser le sujet. « Quand j'ai exercé d'autres fonctions pour la Couronne, se plaignit-il un ami, j'ai toujours su où je me trouvais. Mais ici je suis perdu et je dois avancer à tâtons. »13 Il maugréait aussi car « le Gouverneur [Norman] se montre parfaitement heureux d’observer que la Grande-Bretagne dispose du meilleur crédit du monde, même si elle a simultanément 1 250 000 chômeurs. »14 Un conseiller senior auprès du Trésor, Otto Niemeyer, notait qu' « aucun des sorciers ne vous regarde dans les yeux, et Winston reste indécis, étant un jour un fervent partisan de l'or et le lendemain un pur inflationniste. »15

Niemeyer et Montagu Norman étaient, eux, deux sorciers qui vous regardaient dans les yeux. Ils ont sans doute joué ensemble un rôle prépondérant dans le choix final de Churchill, en avril 1925, de revenir à $4,86. Niemeyer martelait que toute autre route, ainsi que la perpétuation de l'interdiction de la circulation de l'or, serait la preuve que la Grande-Bretagne n'était pas sérieuse quand elle se déclarait attachée à l'étalon ; ce serait la preuve que la Grande-Bretagne avait perdu son sang-froid. Alors les étrangers et les Anglais eux-mêmes retireraient leurs capitaux pour les placer dans d'autres pays, et la spirale inflationniste adviendrait comme conséquence inéluctable de l'abandon de la garantie par l'étalon or de la valeur de la devise anglaise. Il lui semblait qu'il y avait peu de risque d'accroître le chômage en rétablissant l'étalon or. Au contraire, c'était la mesure la plus sûre d’après lui pour redonner vigueur au commerce et aux exportations de l'Angleterre. Le mémorandum de Norman qui accompagnait ses recommandations résumait l’affaire en concluant qu'une réserve d'or et un étalon or « étaient aussi nécessaires au pays que des forces de police ou une administration fiscale, et se passer des premiers aussi dangereux que de se passer des secondes. »16 C'était là des mots puissants auquel il était difficile, même à un Chancelier, de s'opposer.

La décision fut prise le 20 mars et annoncée au parlement le 25 avril. Le 14 mai, le sceau du roi la rendait officielle. La banque avait à ce moment-là £153 millions en réserve en or. Strong avait organisé un crédit, prêt à être accordé dès que nécessaire, de $200 millions de la Réserve fédérale, auquel Morgan s'était joint avec $100 millions supplémentaires – un moment de fierté pour les partenaires de la Morgan. Dès 1923, Russell Leffingwell, un partenaire senior de la Morgan, avait déclaré qu'il « vendrait sa chemise pour aider l'Angleterre à se sortir du gâchis... » « Y a-t-il quelque chose de plus réconfortant que de voir l'Angleterre et l'Amérique travailler main dans la main à remettre en place une monnaie honnête ? » se demandait-il. Quand Norman avait rendu visite à J. P. Morgan en décembre 1924, Morgan l'avait averti que des siècles d'autorité morale allaient filer à l’égout si la Grande-Bretagne ne retournait pas à l'étalon or. La décision de Morgan était aussi une source de satisfaction pour Strong, car elle apportait une caution politique à son alliance avec Norman.17

Churchill vint défendre sa décision devant le Parlement anglais le 4 mai. « Je ne prétends pas être un expert en devises, commença-t-il. Ce serait absurde de le faire : personne ne me croirait. » Mais il affirmait qu'il avait l'habitude de peser les arguments des experts, et qu'il avait accordé beaucoup de poids au jugement de « ces hommes qui ont si bien géré notre devise » et qui l'avaient assuré qu'il leur aurait été impossible de la gérer correctement jusqu'à présent s'ils n'avaient eu pour but de retourner à l'étalon or. Il insistait sur le fait que la décision était essentielle « pour le rétablissement du commerce international et du commerce au sein de l'Empire, et pour redevenir la première place financière au monde. » Puis, dans une envolée churchillienne de la meilleure facture, il finissait avec ses mots qui résonneraient longtemps : « Si la livre anglaise devait cesser d'être la référence que tout le monde connaît et en qui tout le monde a confiance... les affaires non seulement de l'Empire britannique mais de toute l'Europe pourraient aussi bien être traitées en dollars au lieu des livres sterling. Je pense que ce serait alors un grand malheur. »18

La Loi sur l'Étalon Or de 1925 ne rétablit pas totalement le système précédent. Les billets de la Banque d'Angleterre conservaient leur cours légal, et n'étaient plus convertibles en pièces d'or à la Banque. Par voie de conséquence, l'ancien droit d'apporter de l'or à la Banque pour frapper des pièces de monnaie était lui aussi aboli. Néanmoins, la Banque continuerait à vendre de l'or à la demande, mais seulement sous la forme de lingots de 400 onces – des objets de plus de 12 kilos – au prix traditionnel de £3 17s 10½d l’once – soit à peu près £1700 le lingot.* Keynes tira la triste morale de cette histoire. Se penchant, en 1930, sur ce qui s’était passé cinq ans auparavant, il déclarait avec éloquence que

 

[L'or] ne passe plus de main en main, et les paumes avides des hommes ne touchent plus le précieux métal. Les petits dieux lares, qui habitaient dans les bourses, les bas de laine, et les boîtes en fer blanc, ont été avalés par une seule icône d'or dans chaque pays, qui habite sous terre maintenant, et n'est plus jamais contemplée. L'or est désormais préservé des regards il est retourné dans le sol. Mais quand on n'aperçoit plus les dieux se promener dans leur panoplie jaune, on commence à réfléchir à leur sujet ; et il ne se passe pas longtemps avant qu'il n’en reste plus rien.19

 

Keynes était un peu en avance sur son temps, mais sa prophétie de 1930 marquerait les esprits pendant des années.

Une semaine après le vote du Parlement, The Economist du 2 mai 1925 déclarait qu'une étape importante dans l'histoire financière de la Grande-Bretagne venait d'être franchie et que c'était « le chef-d'oeuvre de M. Montagu Norman. » The Economist poursuivait ainsi, avec fierté (pp. 844-846) : « la Grande-Bretagne a fait ce geste envers le monde entier avec beaucoup de noblesse. Nous avons l'honneur de payer nos dettes comme à l'accoutumée s'il se trouve, par hasard, que vos comptes sont en crédit dans nos livres. » Le Times exprimerait les mêmes sentiments, quelques jours plus tard, en soulignant la nécessité de « regarder le dollar dans les yeux, » une expression qui fit immédiatement fureur dans l’ensemble de la presse britannique. Le Times poursuivait en vilipendant les plaintes des députés travaillistes au Parlement. Il les apostrophait ainsi : « Vous vous préoccupez du présent immédiat, mais vous négligez l'avenir à long terme. »20 Le jeu de mot qu’un humoriste avait fait un an plus tôt sur « La conquête normande* de $4,86 » était devenu une réalité.21

 

*  *  *

 

Le moment était moins propice que ces déclarations pompeuses pouvaient le laisser croire. Le Times se trompait : « le présent immédiat » était bien suffisamment préoccupant pour annihiler les quelconques bénéfices que l'on aurait pu tirer dans « l'avenir à long terme. » Certes les marchés avaient ramené eux-mêmes la valeur de la livre vers son ancienne parité, mais c'était essentiellement parce que la décision avait été très largement anticipée. Plus de sept millions d'hommes étaient sans travail au début de l'année, et leur nombre allait encore augmenter rapidement. Même The Economist, dans son numéro du 19 décembre 1925, admettait que le différentiel de prix entre les États-Unis et la Grande-Bretagne n'était absolument pas éliminé, même s'il s'était un peu réduit. Pendant ce temps-là, les prix sur le Continent avaient considérablement baissé, et plus rapidement qu'en Angleterre, avec pour résultat que les prix anglais étaient maintenant encore plus décalés avec les prix des concurrents européens qu'avec les prix américains.22

Enfin, Keynes avait indiqué quelques mois plus tôt qu'un retour à l'étalon or serait « une mesure dangereuse, » car elle mettrait l'Angleterre de l’après-guerre à la merci des autorités de la Réserve fédérale des États-Unis. Le stock d'or américain était six fois plus important que celui de la Grande-Bretagne, soulignait-il, ce qui voulait dire que les Américains pourraient absorber des variations à la hausse comme à la baisse de leur stock d'or, qui se répercuteraient ensuite sur celui de la Grande-Bretagne avec six fois plus de puissance. De plus, la Grande-Bretagne n’était plus l'un des plus grands créanciers des Américains, mais était maintenant en dette par rapport aux États-Unis.23 Ces remarques pénétrantes n’alarmèrent pas grand monde car les conditions économiques et politiques aux États-Unis étaient pour l'instant florissantes. À terme, cependant, l'avertissement de Keynes se révélerait le plus sérieux de tous.

 

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Le problème le plus lancinant était que le redémarrage du commerce international, qu'on avait tant annoncé, n'avait pas lieu comme prévu. Les pressions sur l'économie de l'Angleterre étaient intenses. À la fin du mois de juillet, l'industrie d'extraction du charbon, dont les coûts étaient trop élevés pour qu'elle soit compétitive sur les marchés à l'export, demanda aux mineurs soit d'accepter une réduction de leurs salaires soit de se préparer à perdre leur emploi. Les exportations de charbon avaient déjà fortement diminué, et l'industrie perdait £1 million par mois.24 Mais les mineurs, encore sous le choc des violents conflits qui les avaient opposés à leurs patrons en 1921 et 1922, refusèrent sèchement toute baisse de salaire. De longues négociations s’engagèrent jusqu'au printemps 1926, incluant des menaces de grève, des menaces de fermeture, une subvention temporaire du gouvernement, et une requête en justice. Un membre connu du tribunal qui avait été saisi déclara qu'il ne voyait pas d'alternative à une attitude ferme de la part de l'industrie ; la menace de grève, disait-il, s'expliquait « simplement comme la conséquence immédiate et nécessaire du retour à l'étalon or. »25

Le Premier ministre Stanley Baldwin partageait la même opinion. C'était précisément ce type de situation que Bryan avait dénoncé lorsqu’il s'était écrié : « Vous ne crucifierez pas l'humanité sur une croix en or ! » Baldwin abonda dans le sens des patrons en demandant que « tous les ouvriers de ce pays acceptent une réduction de leurs salaires afin de remettre le pays en marche. » Quand, le 1er mai, le chef des mineurs contestataires, A. J. Cook, déclara « Pas un penny de moins dans la paye, pas une minute de plus dans la journée de travail » les propriétaires des mines fermèrent leurs entreprises et mirent à pied un million d'hommes.26 L'organisation principale des syndicats britanniques, le Trades Union Congress, lança une grève nationale en soutien aux mineurs. La Grève Générale de 1926, comme on l’appela, paralysa une grande partie du pays, mais elle révéla aussi d'innombrables solidarités locales qui assurèrent la circulation des marchandises et le fonctionnement des services essentiels. La Grève Générale fit long feu, mais le bras de fer dans l'industrie minière se prolongea jusqu'en novembre. À ce moment-là les mineurs mouraient de faim. Alors ils rengainèrent leurs protestations et acceptèrent des réductions de salaires. Les membres les plus libéraux et les plus à gauche de la société anglaise étaient convaincus que les mineurs avaient été abusés par des dirigeants politiques stupides et vénaux. La célèbre sociologue (et socialiste) Béatrice Webb parla de ces derniers comme de « débiles mentaux. »27 La méfiance de la Gauche et des Travaillistes envers les politiciens, les financiers et les étrangers s'exprima sous une forme de plus en plus bruyante et radicale.

Le pauvre Churchill fut bientôt blâmé pour toutes ces mauvaises nouvelles. La situation dans les mines était déjà suffisamment épouvantable, mais il y avait encore des évolutions plus profondes et plus graves. Contrairement aux espoirs et aux attentes largement répandus, les prix mondiaux ne montèrent pas, et, en fait, continuèrent à baisser dans la plupart des pays, y compris aux États-Unis, dont les économies des autres pays dépendaient tant.

Keynes ne perdit pas de temps pour prendre la tête des critiques. Il monta une attaque méchante mais éloquente et très bien argumentée contre la décision du retour à l’étalon or, dans trois articles qui furent d'abord publiés dans le Evening Standard puis furent repris dans une brochure intitulée Les Conséquences Économiques de M. Churchill. Le titre comportait un clin d’oeil. En tant que haut fonctionnaire au Trésor, Keynes avait été le principal conseiller économique de Lloyd George à la Conférence de la Paix à Versailles. Mais, horrifié par la paix carthaginoise et le traité impossible à satisfaire qui était imposés aux Allemands, il avait démissionné écoeuré et avait ensuite publié un remarquable pamphlet sur le sujet intitulé Les Conséquences Économiques de la Paix. Le livre était immédiatement devenu un best-seller et avait définitivement établi la réputation de Keynes. Il utilisa par la suite la grande influence qu'il en avait tirée, pendant toute la Grande Dépression, pendant la Seconde Guerre mondiale, et jusque dans les négociations pour la reconstruction qui la suivirent.

Insistant sur le fait que ses arguments n'étaient pas « contre l'étalon or en soi, » Keynes déclarait néanmoins que Churchill « cherchait les problèmes en s'engageant à faire baisser les salaires et toutes les valeurs monétaires sans avoir la moindre idée sur comment s'y prendre. Pourquoi a-t-il fait une chose aussi stupide ? En partie, peut-être, parce qu'il n'a pas l'instinct qui lui permettrait d'éviter de telles erreurs. »28 Après cette attaque ad hominem blessante envers l’homme qui un jour emmènerait la Grande-Bretagne vers « sa plus grande heure de gloire » contre les Nazis, Keynes admettait que Churchill avait été « rendu sourd par les clameurs des financiers conventionnels ; et, tout d'abord, qu'il avait été gravement induit en erreur par ses experts » – principalement Niemeyer et Norman.

Keynes n'accordait aucun crédit à Churchill pour avoir au moins cherché à tirer le maximum de ses experts afin de s'assurer qu'il prenait la bonne décision. En février, trois mois avant le jour fatal, Churchill avait fait circuler auprès de Norman, Niemeyer et d'autres experts un mémorandum élaboré qu'on appelait, au Trésor, « la Dissertation de M. Churchill » – un travail clairement influencé par les vues de Keynes. Le document listait six objections importantes contre le retour à l'or, dont la remarquable observation qu' « une réserve d'or et un étalon or sont, en réalité, des survivances d'une étape rudimentaire et transitoire dans l'évolution de la finance et du crédit. » Une autre suggestion radicale était de renoncer à tenter de rétablir l'étalon or et, à la place, d'expédier £100 millions en or à New York pour payer les dettes de guerre, et par la même occasion provoquer une inflation en Amérique qui conduirait mécaniquement à une amélioration significative de la valeur de la livre sur les marchés des changes.29 C'était le document qui avait conduit aux arguments soumis à Churchill par Norman et Niemeyer, cités plus haut, et qui décidèrent enfin ce dernier à procéder comme prévu.

 

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La façon dont les Français retournèrent à l'étalon or contraste fortement avec ce qui s’était passé en Grande-Bretagne, confirmant tous les stéréotypes des années 20 sur les différences entre les deux nations : le sang-froid des leaders anglais qui discutaient calmement des questions dans de longues délibérations avec des professeurs et des experts monétaires, pendant que les politiciens français au sang chaud faisaient tellement de bruit en vociférant les uns contre les autres que les voix des experts étaient noyées dans le tapage et la fureur. L'expérience française était un mélange de farce, de tragédie, de vacillements, d'attentes irréalistes, et de perpétuelle anxiété, toute aussi théâtrale que l'avait été la séquence britannique.

Les Français passaient d'une crise à une autre, à la recherche de suffisamment de marge de manoeuvre pour pouvoir prendre une décision quelle qu'elle soit – bien que personne ne doutât que la France finirait par rejoindre le club de l'étalon or. En fait, après que tous les hurlements se furent apaisés, les Français finirent par prendre une décision beaucoup plus sage et réaliste que les Britanniques, et ils furent bien plus satisfaits du résultat. Une fois le franc stabilisé, un afflux d'or et de capital étranger se précipita vers Paris. Que ces répercussions causent de sérieux problèmes à Londres, n’était pas un souci mais une source de satisfaction supplémentaire.

La difficile équation française se résumait à ceci : un gouvernement profondément dans le rouge et des rentrées insuffisantes pour permettre de prendre les mesures de redressement nécessaires. Après la guerre, les besoins de reconstruction en France à la suite des destructions de son industrie, de ses logements et de ses infrastructures semblaient illimités, mais les demandes insistantes des millions d'anciens combattants pour une assistance par le gouvernement l'étaient tout autant. En même temps, les revenus du Trésor étaient réduits à cause de la lenteur du rétablissement de l'économie, sans parler de l'habitude et de l’art des Français pour l'évasion fiscale. Jusqu'en 1926, les impôts couvrirent moins de la moitié des dépenses du gouvernement.

Le système parlementaire français produisait des cabinets beaucoup moins forts qu'en Grande-Bretagne. En période de crise, les profondes dissensions idéologiques entre les différents partis qui se querellaient conduisaient la plupart du temps à la paralysie ou à des mesures dénuées de sens. La Gauche défendait un impôt sur le capital et un impôt sur le revenu plus élevé pour les riches, tandis que la Droite exigeait des coupes dans les dépenses sociales. Étant dans la quasi impossibilité de faire les choix difficiles, les présidents du conseil et les ministres des finances allaient et venaient comme à travers des portes à tambour. Il y eu dix ministres des finances entre septembre 1924 et juillet 1926.

La pagaye ne résultait pas seulement de l'écart béant entre les dépenses gouvernementales et les revenus fiscaux. Le pire était dans les moyens employés pour financer le déficit. Avec les riches et les banques qui ne voulaient pas prêter à un Trésor qui semblait incapable de mettre de l'ordre dans ses affaires, le gouvernement n'avait pas d'autre choix que d'emprunter à la Banque de France. Chaque fois que le gouvernement procédait ainsi, c'était comme s'il donnait un tour de manivelle à la planche à billets. Alors les pressions inflationnistes s'intensifiaient et le franc était attaqué sur les marchés des changes internationaux.

La Gauche et la Droite en choeur continuaient obstinément à espérer que toutes les difficultés seraient surmontées si seulement l'Allemagne prenait à sa charge le fardeau en payant les réparations comme le garantissait le Traité de Versailles – « le Boche paiera » était le slogan que chaque citoyen français aimait répéter.30 Après tout, en 1815 les Français avaient payé 700 millions de francs aux vainqueurs de Waterloo, et ensuite, en 1871, encore 5 milliards de francs aux Allemands. Les Français seraient cette fois-ci ceux qui recevraient.31 En janvier 1923, dans une tentative d'obtenir les réparations par la force, les armées françaises et belges envahirent la région allemande de la Ruhr, le coeur de ses industries du charbon, du fer et de l'acier. La résistance passive des Allemands priva d'effets cette aventure, tout au plus ajouta-t-elle le coût du maintien d'une force d'occupation aux autres problèmes économiques des Français. Les Allemands, empêtrés dans leurs propres effroyables difficultés économiques, n'étaient tout simplement pas en mesure de satisfaire les demandes exorbitantes que les Alliés leurs avaient imposées.

 

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Avec l'aide de crédits provenant de l'obligeante banque J. P. Morgan & Co., toujours en train d'essayer de sauver le monde, le taux de change du franc, après l'Armistice de novembre 1918, avait été fixé à 5,4 pour un dollar (soit 1 franc = 18,5¢) et 25,22 pour une livre. Mais quand le prêt de la Morgan arriva à maturité en mars 1919, le franc s'effondra sur les marchés des changes, au point qu'un Français devait maintenant avancer 11 francs pour recevoir un dollar ; l'année suivante ce serait 20 francs – ce qui voulait dire qu'un Américain pouvait alors acheter un franc avec un nickel (la pièce américaine de 5¢). Le franc continua à monter et à descendre comme un bateau ivre pendant les quatre années suivantes, s'élevant quand les perspectives de décisions enfin constructives se précisaient, et replongeant chaque fois qu'elles s'éloignaient. A un moment, au plus profond de ses difficultés, le franc ne valut plus que 2¢.

En mars 1924, avec un déficit budgétaire qui enflait et une grande partie de la dette gouvernementale qui arrivait à échéance, les marchés refusèrent toute nouvelle assistance au Trésor français. Les efforts précédents pour arrêter d'utiliser la planche à billets chaque fois que le gouvernement avait besoin d'argent avaient conduit à un accord qui, à présent, bloquait toute source de financement. La panique éclata le 4 mars, quand les Français aussi bien que les étrangers se précipitèrent pour convertir leurs francs en dollars et en sterling. Des rumeurs circulèrent que tout ça avait été provoqué par une conspiration secrète dirigée en sous main par le gouvernement allemand – ce n'était pas la première fois que les Français étaient tentés de soupçonner « les étrangers » d’être à l'origine de leurs problèmes. Les touristes étrangers étaient attaqués dans les rues de Paris. Le gouvernement prit quelques actions sans conviction et qui consistaient en si peu de choses qu'elles servirent seulement à précipiter la chute dans l'abîme.32

Les Français désespérés se tournèrent une fois de plus vers Morgan et sollicitèrent un prêt de $50 millions. Les dirigeants de la Morgan jugèrent que $50 millions seraient insuffisants et en offrirent le double, mais avec des conditions très astreignantes : l'or en garantie collatérale, l’augmentation des impôts, une coupe dans les dépenses pour la reconstruction, et aucun nouveau programme de dépenses. Bien que cette transaction stoppât la chute et que le franc recommençât même à monter, les conditions attachées au prêt rendirent la population française tellement furieuse que le gouvernement tomba et que les élections de mai 1924 amenèrent au pouvoir « le Cartel des gauches. » Néanmoins, ceux qui avait spéculé à la baisse sur le franc (en en vendant à terme, par exemple) en furent pour leurs frais, tout particulièrement en Allemagne et en Autriche. Presque toute la communauté bancaire autrichienne avait spéculé. Un journal écrivit qu’ils furent pris comme « des fourmis dans le miel. »33

La victoire du franc en 1924 était seulement transitoire, car les crédits de la Morgan furent bientôt épuisés et la valse politique se remit à tourner de plus belle. Au milieu de tout ça, la possibilité de nouveaux emprunts aux États-Unis était maintenant essentiellement interdite par le Département d'État (ministère des Affaires étrangères américain), qui, suivant en cela l'opinion publique américaine, était officieusement opposé « à prêter de l'argent aux pays qui n'avaient pas d'abord réglé leurs obligations liées à leurs dettes de guerre avec les Etats-Unis. »34

En juillet 1926, le franc s'échangeait à 49 pour un dollar, environ 10 % de sa valeur fixée par l'étalon avant 1918, cependant que les prix de gros grimpaient au rythme mensuel de presque 15 %. Dans la nation épuisée par toutes les luttes politiques intestines, un gouvernement de centre-droit dirigé par Raymond Poincaré et déterminé à accomplir les réformes nécessaires arriva aux commandes. Poincaré était convaincu que la seule solution était de persuader les Français nerveux et versatiles qui avaient transféré de larges fortunes à l'étranger* que le franc allait maintenant être stabilisé. À cet effet, l'une de ses premières mesures fut de baisser l'impôt sur le revenu que payaient les riches et d'augmenter les impôts sur les biens de consommation que payaient les masses populaires – une décision politiquement délicate mais qui atteignit son objectif stratégique.

L'effet sur les marchés fut spectaculaire. Entre juin et juillet 1926, le franc avait encore perdu près d'un tiers de sa valeur par rapport à la livre ou au dollar, mais en octobre il avait regagné un tiers, puis il regagna un autre tiers en novembre pour atteindre une valeur qu'avec de faibles variations il garderait pendant les dix années suivantes.** La France était de nouveau de facto sur l'étalon or.

La stratégie de Poincaré fut couronnée de succès, car les Français avaient choisi une valeur qui rendait leur devise très attrayante pour les étrangers – ceci aux dépens des Britanniques en particulier, mais aussi des Américains. Cette valeur était aussi irrésistible pour les Français qui avaient précédemment spéculé contre le franc en envoyant leur argent à Londres et qui, depuis, attendaient précisément ce moment où leur argent pourrait revenir et acheter deux ou trois fois plus qu'avant son exil. Les capitaux se déversèrent de nouveau en France. Après ces travaux d'Hercule, la France allait avoir une balance commerciale positive sans interruption pendant quatre ans.

Tout cela n'était pas exactement des bonnes nouvelles pour Londres. L'arrivée des capitaux avait permis à la Banque de France d'amasser des sommes considérables ; ainsi, les sommes à son crédit dans les comptes de la City passèrent de £5 millions en novembre 1926, à £160 millions à la fin du mois de mai 1927.35 Il s'agissait là d'argent que la Banque de France était susceptible de retirer à tout moment, et qui représentait donc une grave menace sur le stock d'or anglais. En tout cas les positions relatives avaient changé très rapidement. D'approximativement jeu égal en 1926 avec les réserves de la Banque d'Angleterre, les réserves de la Banque de France étaient passées en 1929 au double de celles des Britanniques. Et deux ans plus tard, le trésor des Français serait environ cinq fois plus important que celui des Anglais.36

L'une des ironies de cette période était la croissance du stock d'or allemand, qui passa de $181 millions à la fin de 1924, à $569 millions à la fin de 1928, tandis que celui de la Grande-Bretagne stagnait entre 700 et 800 millions de dollars.37 Les capitaux étrangers, en particulier venant des États-Unis, se déversaient en Allemagne, attirés par les taux d'intérêt élevés que maintenait la Reichsbank après avoir mis un terme à l'hyperinflation qui avait ravagé le pays au début de l'après-guerre.38

La Grande-Bretagne était sous une pression continue pour préserver son stock d'or face aux gains de la France et de l'Allemagne. En février 1931, Norman décrivit sa situation comme « perpétuellement sous la herse » – un instrument de labour avec une rangée de dents pour ouvrir le sol.

 

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La tension financière croissante entre Londres et Paris se transforma en un conflit de personnes quand Émile Moreau, qui dirigeait précédemment la Banque d'Alger, devint en juin 1926 le nouveau Gouverneur de la Banque de France. Patriote farouche, matois, et très compétent en matière financière, Moreau était tout à fait conscient du pouvoir que donnait, dans le système monétaire d'après-guerre, la détention d'importantes réserves d'or. Sur le plan du caractère il était détonait dans les milieux de la finance. C'était un Auvergnat laconique dépourvu du poli traditionnel d'un banquier central. Il prêtait peu d'intérêt aux questions internationales, détestait voyager et ne parlait aucune langue étrangère.

Il est difficile d'imaginer quelqu'un qui aurait moins plu au suave, aristocratique et cosmopolite Montagu Norman. Norman traitait Moreau avec une cruelle condescendance. Bien que Norman parlât français couramment, il insistait pour que les réunions avec Moreau se tinssent en anglais, ce qui signifiait que Moreau devait en permanence avoir recours à un interprète. Norman, qui avait passé une partie de sa jeunesse en Allemagne, était toujours partial envers les Allemands et hostile envers Français. Ses liens d'amitié avec le président de la Reichsbank, Hjalmar Horace Greeley Schacht, ne faisaient qu'exacerber les frictions avec Moreau.

Schacht était un financier brillant et très capable. Il était le principal artisan du sauvetage du mark allemand en mettant fin, en 1924, à l'inflation cataclysmique qui avait détruit le système monétaire du pays l'année précédente et ruiné tous ceux qui avaient épargné pendant des années.* Au début des années 30, il était à la fois Président de la Reichsbank et Ministre de l'économie de Hitler, mais sa rivalité avec Hermann Goering conduisit à son renvoi en 1939. Il fut emprisonné après la tentative d'assassinat sur Hitler, le 20 juillet 1944, et il dut aussi faire face, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lors du tribunal de Nuremberg, à l'accusation d’avoir participé aux crimes de guerre des Nazis – il fut acquitté. Il mourut en 1970 à l'âge de 93 ans.

Lors de leur première rencontre, un mois après la nomination de Moreau, Norman ne fit aucun effort pour dissimuler l'aversion que lui inspiraient les Français bien qu'il précisât que son animosité était surtout envers les politiciens. La grande idée de Norman était de mettre sur pied un club international qui aurait rassemblé tous les banquiers centraux européens et dans lequel la Banque d'Angleterre aurait été primus inter pares. Cette vision n'était pas du goût de Moreau qui avait ses propres vues sur les relations financières de la France avec le reste de l'Europe et qui était contrarié par les contacts que Norman établissait indépendamment avec les autres banquiers centraux européens. Là où Norman assimilait le bonheur de toute la planète avec la puissance et la prospérité britannique, Moreau limitait son champ d'attention au bonheur de la France.

La plus violente confrontation entre les deux hommes eut lieu en 1927 quand les actifs financiers français s'accumulaient à Londres à un rythme rapide. Moreau laissait entendre qu'il avait l'intention de convertir ces balances en or en s'adressant à la Banque d'Angleterre. Il suggérait que Norman pouvait éviter les conséquences désagréables de ces retraits en augmentant les taux d'intérêt afin de persuader les Français de conserver leurs livres sterling. Mais Norman, compte tenu du niveau de chômage élevé qui sévissait alors en Grande-Bretagne, ne pouvait pas prendre une telle mesure. En revanche, il insistait que la France avait le devoir de maintenir un taux de change fixe entre le franc et l'or afin de stopper la spéculation, maintenant à la hausse sur le franc et à la baisse sur la livre. À ce moment-là, Benjamin Strong intervint dans le conflit et accepta d'échanger les balances françaises en livres sterling contre de l'or américain, au grand soulagement de Londres.

Chacun, cependant, continuait à camper sur ses positions. En juillet, Ogden Mills, le secrétaire américain au Trésor, organisa, pour apaiser les esprits, une conférence dans sa résidence de Long Island, à laquelle il invita Strong, Moreau, Norman et Schacht. Comme d'habitude Moreau déclina l'invitation de se rendre à l'étranger et envoya un haut fonctionnaire à sa place. Strong saisit cette occasion pour, une fois de plus, offrir son aide, acceptant que la Réserve fédérale baisse ses taux d'intérêt en Amérique pour diminuer la pression sur la livre, et en même temps mettant des réserves d'or additionnelles à la disposition des Français pour qu'ils les achètent avec leurs sterling.

Le geste de Strong sur les taux d'intérêt n'était pas totalement désintéressé, car l'économie américaine montrait à ce moment-là des signes de faiblesse, et les prix à la consommation déclinaient rapidement. Cette décision serait rétrospectivement sévèrement critiquée par ceux qui soutenaient que la politique d'argent facile de 1927 avait alimenté les épisodes les plus frénétiques du boom de Wall Street, qui avait conduit, à peine un an plus tard, à un coup de frein dont les conséquences s'avéreraient catastrophiques. En mars 1929, Leffingwell, de la Morgan, entendant que Norman commençait à se montrer agité en voyant la surchauffe spéculative à la bourse, fit observer que « Monty et Ben ont semé le vent. On doit s'attendre à récolter la tempête... Nous allons bientôt connaître une crise mondiale du crédit. »39 Herbert Hoover qualifierait en termes cinglants Strong d' « annexe mentale de l'Europe. »40

En dépit de la bonne volonté et des louables efforts de Strong, Norman et Moreau restaient en opposition frontale, et Moreau était de plus en plus indigné par l' « l'impérialisme » de Norman. Il se plaignit à Poincaré, en février 1928, que la Grande-Bretagne avait été « le premier pays européen à rétablir une monnaie stable et sûre [et] en [avait] profité pour instaurer une véritable domination financière sur l'Europe... Doit-on continuer à tolérer cela ? » Il notait ensuite avec satisfaction que « M. Poincaré semblait avoir prêté la plus grande attention à ses observations. »41 Encouragé par l'attitude du Président du conseil, Moreau était suffisamment remonté pour, cette fois-ci, traverser lui-même le Channel et « aller proposer à Norman la guerre ou la paix. » En arrivant à la Banque, il fut poliment informé que Norman souffrait d'une indisposition. Cela n'arrêta pas Moreau, qui négocia alors un ensemble d'accords plutôt bienveillants pour la France avec le staff de Norman. Mais cela laissa Norman de marbre. A peine Moreau était-il parti qu'il eut une guérison miraculeuse et dénonça tous les accords.

Les troubles physiques et mentaux de Norman étaient, cependant, loin d'être terminés. Moreau notait (avec plaisir ?) dans son journal, en avril, que « M. Norman présente un état de névrose maladive à la suite des incidents des récents mois. »42 Norman allait encaisser un nouveau coup personnel quand son grand ami, Benjamin Strong, décèderait de la tuberculose en octobre 1928. Strong allait manquer à Norman, mais le vent à la Réserve fédérale avait déjà commencé à tourner avant même la maladie fatale de Strong.

 

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En effet, maintenant, aux États-Unis, les considérations d'ordre intérieur prenaient le pas sur les questions internationales, alors que les autorités suivaient avec de plus en plus de préoccupation l'extraordinaire surchauffe de Wall Street. Comme on l’a vu de nouveau à la fin des années 1990, chaque accroissement vertigineux dans les prix des actions ne faisait que redoubler l'appétit des investisseurs pour acheter encore plus. L'index Dow Jones des valeurs industrielles avait doublé entre la fin de 1924 et le début de 1928, une performance sur trois années qui n'était arrivée que quatre fois dans l'histoire du marché boursier, la fois précédente étant en 1905. Le marché gagna encore 50 % au second semestre 1928. Ensuite, après des hésitations sans tendance définie pendant les cinq premiers mois de 1929, il repartit de plus belle à la hausse, prenant plus de 25 % pendant les trois mois suivants, pour atteindre son pic en août 1929. Quand vers la fin de l'année 1928 John J. Raskob, Directeur de General Motors, ami de la famille DuPont, et Président du Comité du Parti démocrate, écrivait dans Ladies' Home Journal (Le journal des femmes au foyer) que « tout le monde devait devenir riche, » il avait manifestement beaucoup de supporteurs.43

Il est légitime de se demander en quoi la Réserve fédérale était concernée par les prodiges qui avaient lieu à la Bourse ? Après tout, la Réserve fédérale avait été établie en 1913 pour superviser l'activité des banques commerciales et pour s'assurer qu’une quantité appropriée de liquidités circulait dans l'économie. Mais sa préoccupation n'était pourtant pas déplacée. Sur le marché en ébullition de la bourse les gens finançaient une bonne partie de leurs achats d'actions par des emprunts bancaires, souvent à des taux au-delà de 10 %. Compte tenu de ces taux d'intérêt extravagants, les banques commençaient à se détourner du financement de quoi que ce soit d'autre que de la fièvre spéculative. Pire encore, un flot de capital provenant des d'autres parties de l'économie, où il jouait un rôle productif, se ruait maintenant vers Wall Street. La position financière du marché boursier – techniquement, les prêts des agents de change – passa dans les comptes des banques de $1,5 milliards en 1925 à $2,6 milliards en 1928, et même au-delà, avant que le marché n'atteigne son sommet. Et en même temps, les prêts de sources non financières passèrent de seulement $1 milliard à $6,6 milliards à leur maximum, dont une partie substantielle venant de l'étranger.44 Les prêts aux agents de change – exigibles à la demande – rapportaient en 1928 beaucoup plus que les prêts commerciaux usuels.45

Une longue controverse agita les responsables de la Réserve fédérale pour décider si tout ceci était sain. Le Bureau de la Réserve fédérale à Washington voulait que les douze banques de réserve fédérale régionales exercent une « pression directe » sur toute banque commerciale accordant « des prêts de nature spéculative » en lui refusant l'accès au crédit dans sa propre banque fédérale de réserve locale. Les présidents des banques régionales, en particulier celui de la banque fédérale de réserve de New York, étaient farouchement opposés à cette mesure, soulignant qu'elle était à la fois illégale et impossible à mettre en oeuvre – qu'est-ce qui caractérise de manière indiscutable un « prêt de nature spéculative » ? George Harrison, le successeur de Strong à la présidence de la Réserve fédérale de New York, était en faveur d'une suggestion, précédemment faite par Strong lui-même, recommandant de prendre « des actions pointues et incisives » qui consisteraient à augmenter les taux d'intérêt à des niveaux suffisants pour étouffer la spéculation, puis à les baisser aussitôt pour ne pas étouffer les affaires. Strong avait même persuadé Norman de soutenir cette idée, bien que Norman réalisât que toute augmentation des taux aux États-Unis se traduirait par une pression supplémentaire sur la réserve d'or de la Banque d'Angleterre. Les banques centrales de toute l'Europe avaient augmenté leurs taux d'intérêt tout au long de l'année.46

La Réserve fédérale augmenta effectivement, pas à pas, son taux d'escompte – le taux qu'elle faisait payer aux banques commerciales – de 3 % en 1925 à 5 % en 1928. En février 1929, la banque fédérale de réserve de New York insista pour qu'on le fasse même passer à 6 %. Washington refusa. Dix nouvelles demandes insistantes par Harrison furent rejetées. Ce ne serait pas avant août 1929 que Washington céderait et augmenterait finalement le taux d'escompte jusqu'à 6 %. Le marché boursier était alors à son zénith.

Ces décisions sont restées un sujet de débat depuis lors, mais la séquence des événements est bien établie. Le taux offert par la Réserve fédérale était tellement en dessous de ce que l'on pouvait gagner en prêtant aux spéculateurs qu'il avait totalement perdu son rôle de régulateur. Il réussit, au contraire, en augmentant finalement suffisamment, à affaiblir l'économie en général ; la production industrielle avait déjà commencé à baisser depuis quelques mois, avant le grand crash boursier d'octobre. Et les conséquences de ces décisions ne furent pas limitées aux États-Unis. Le flot vital des prêts américains à l'Europe, et en particulier à l'Allemagne, n'avait pas survécu à l'augmentation rapide des taux d'intérêt aux États-Unis. Quand le marché boursier atteignit son pic, les prêts américains à l'étranger s'étaient réduits essentiellement à zéro.47 En fait, un flot croissant de capitaux européens avait commencé à arriver à New York pour se joindre à la fête.

Mais la fuite de ces capitaux n'avait rien d'une fête dans les pays dont ils étaient issus. Ils causèrent une augmentation des taux d'intérêt dans un effort pour les retenir*. La Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Italie et l'Autriche montraient déjà des signes de dépression quand le marché boursier américain s'effondra en octobre ; le taux de chômage allemand, par exemple, avait quadruplé entre l'été 1928 et la fin de 1929.48

 

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L'or ne joua aucun rôle dans le combat que la Réserve fédérale mena pour essayer d'assagir le marché boursier en 1928 et 1929, mais c'était l'une des rares occasions d'après-guerre où l'or ne fut pas le facteur dominant dans les décisions politiques. L'or allait bientôt revenir au centre de la scène après le Krach, quand toutes les décisions aussi mal inspirées qu'entêtées et tous les dilemmes non résolus des années 20 seraient soudainement mis en relief : tout le grand désordre des dettes de guerre impayées et des réparations, de la surévaluation du sterling et de la sous-évaluation du franc, de la chute des prix à la consommation et des crédits bancaires étirés à l'extrême.

La conséquence immédiate des événements cataclysmiques de 1929 fut une adoration encore plus grande pour l'or. Il fut porté aux nues de manière encore plus inconditionnelle qu’auparavant. Les dommages économiques, financiers et humains, qui en résultèrent, déchirèrent toute l'Europe, ainsi que les États-Unis, avant que quiconque exerçant des responsabilités ne se rappelle la réflexion de Churchill, que peut-être l'or n'était qu'une survivance d'une « étape rudimentaire et transitoire dans l'évolution de la finance et du crédit. » Ce n'était pas seulement le travail qui allait être crucifié sur une croix en or.

 

 

Notes du chapitre 17 : La conquête normande

 

1.      Toutes les citations de The Economist proviennent de Moggridge, 1972, p. 10.

2.      Eichengreen, 1992, p. 104.

3.      Kindleberger, 1993, Table 16.4, p. 298.

4.      Hawtrey, 1947, Appendice.

5.      Jastram, 1977, pp. 32, 146.

6.      Mayhew, 1999, p. 202.

7.      Moggridge, 1972, p. 28.

8.      Boyle, 1967, p. 133.

9.      Ibid., p. 128.

10.  Moggridge, 1972, pp. 26-27.

11.  Ibid., p. 40.

12.  Boyle, 1967, p. 185.

13.  Ibid., p. 189.

14.  Mayhew, 1999, p. 214.

15.  Moggridge, 1972, p. 53.

16.  Ibid., p. 49.

17.  Chernow, 1990, pp. 274-275.

18.  Kindleberger, 1993, p. 330.

19.  Keynes, 1931, pp. 183-184, « Auri Sacra Fames » Accursed Greed for Gold (Maudite cupidité pour l’or).

20.  Kindleberger, 1993, pp. 327, 331.

21.  Moggridge, 1972, p. 81.

22.  Keynes, 1931, p. 246, « The Economic Consequences of Mr. Churchill » (Les conséquences économiques de M. Churchill).

23.  Ibid., pp. 233-235, « The Speeches of the Bank Chairmen » (Les Discours des Présidents de la Banque).

24.  Smith, 1996.

25.  Boyle, 1967, pp. 195-196. Italiques de l’auteur.

26.  Ibid., p. 196.

27.  Ibid., p. 207.

28.  Keynes, 1931, pp. 248-249.

29.  Moggridge, 1972, pp. 45-46.

30.  Kindleberger, 1993, p. 335.

31.  Voir Kindleberger, 1986, p. 18.

32.  Pour une description détaillée et vivante de ces évènements, voir Kindleberger, 1993, pp. 339-340.

33.  Ibid., p. 343.

34.  Ibid., p. 344.

35.  Ibid., p. 332.

36.  Eichengreen, 1996, Table 3.1, p. 65.

37.  Hawtrey, 1947, Appendice.

38.  Eichengreen, 1996, p. 66.

39.  Chernow, 1990, p. 313.

40.  Kindleberger, 1993, p. 334.

41.  Boyle, 1967, pp. 231-232.

42.  Ibid., pp. 233-234.

43.  Galbraith, 1954, p. 57.

44.  Bureau of the Census, 1975, Tables 548-550, p. 1009, et Kindleberger, 1986, Table 9, p. 100.

45.  Bureau of the Census, 1975, Tables 445 et 447, p. 1001.

46.  Kindleberger, 1986, pp. 100-102.

47.  Eichengreen, 1996, p. 71.

48.  Kindleberger, 1993, pp. 355, 358.



* En 2005, les États-Unis empruntaient chaque jour $2 milliards au reste du monde pour financer leur excédent quotidien d'importations sur leurs exportations. (NdT)

* Les Anglais essayèrent bien lors de la conférence internationale de Gênes, en avril-mai 1922, de convaincre les Français d’atténuer leurs exigences, mais sans succès. (NdT)

* Pour suivre la tradition établie par la Banque d'Angleterre, en ce temps-là les Présidents des Banques de Réserve portaient eux aussi le titre de « Gouverneur. »

* Célèbre formule d’Alan Greespan parlant des marchés dans un discours prononcé le 5 décembre 1996. (NdT)

* Pour permettre le retour de l'Angleterre à l'étalon or après les Guerres napoléoniennes, Ricardo avait émis la suggestion, en 1819, de limiter la circulation d'or aux lingots plutôt qu’aux pièces. Pour une discussion complète, voir Bonar, 1923.

* En anglais, « the Norman Conquest. » : jeu de mot sur le double sens de Norman, « le Gouverneur de la Banque d’Angleterre », et Norman, « normande ». (NdT)

* C’est-à-dire, avaient vendu leurs francs ou leurs valeurs libellées en francs – contribuant ainsi à la baisse du franc – et acheté des devises et autres valeurs étrangères et mis celles-ci à l'abri du fisc français.(NdT)

** 20 % de sa valeur d'avant-guerre. Le franc Poincaré représentait une dévaluation de 80% par rapport au franc Germinal. On parla alors en France, avec dérision,  du franc à quat’sous  – une expression passée dans le langage courant pour signifier quelque chose de peu de valeur.(NdT)

* On raconte l’histoire d’un bourgeois qui alla, fin 1923, toucher à sa banque le capital accumulé pendant 20 ans d’épargne et avec ce qu’elle lui remit s’acheta le journal au kiosque en face. (NdT)

* On touche ici à l’essence et au rôle de la monnaie : valeur ou contrat social ? Pourquoi la fuite des capitaux (en devises et avoirs divers) entrave-t-elle l’économie d’un pays (les moyens de production, le travail, la monnaie locale, et les consommateurs restent dans le pays) ? Une famille paysanne cesse-t-elle de cultiver son champs et de faire cuire ses légumes car elle a moins de numéraire ? Un système monétaire international était-il viable sans instance supra-nationale dotée de réels pouvoirs pour l’administrer, c’est-à-dire les premisses d’une « société mondiale » ? L’étalon or a-t-il rempli cette fonction ? (NdT)